Auteur: SANGARE, Bokar (avec BIANCHI, Béatrice)
Année: 2024
ISSN: 0244-7827
Edition: Karthala
Collection: Politique Africaine
Lien:
Cairn
Pages: 241-260
Résumé
Le 26 juillet 2023, le Niger s’est réveillé avec des rumeurs de coup d’État. Vers 8h30, l’entourage proche du président Mohamed Bazoum confirme discrètement l’information [1][1]Entretiens téléphoniques avec des conseillers à la présidence… : le président est séquestré dans sa résidence avec son épouse, leur fils cadet, leurs deux cuisiniers et un élément de leur sécurité rapprochée désarmé. L’assaut a eu lieu aux premières heures de la matinée, avant que la garde rapprochée du président ne prenne son service. L’initiateur du coup d’État est le général Abdourahamane Tiani, commandant de la garde présidentielle depuis 2011 et réputé proche de l’ancien président Mahamadou Issoufou. Si la responsabilité de la garde prétorienne censée protéger le président a été établie dès les premières heures, le rôle des autres composantes de l’armée a suscité des interrogations tout au long de la journée. Ainsi, durant la matinée, plusieurs observateurs ont interprété la mobilisation des forces spéciales en provenance de Ouallam, à une centaine de kilomètres au nord de, et d’une unité de l’armée venue de Dosso comme une tentative d’opposition au renversement du régime.
Le déroulement des événements a peu circulé, tout comme la négociation conduite par l’ancien président Mahamadou Issoufou. Ce dernier aurait tenté de dissuader les militaires de prendre le pouvoir, comme il l’a affirmé dans une intervention médiatique. Mais de nombreux interlocuteurs lui attribuent au contraire la responsabilité d’avoir œuvré au ralliement des différentes composantes de l’armée aux putschistes. Ce n’est qu’au cours de la soirée que la prise de pouvoir est officialisée à la télévision nationale (ORTN, Office de radiodiffusion télévision du Niger) par un groupe hétéroclite d’officiers de l’armée réunis au sein d’un Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP). Le CNSP annonce la destitution du président Mohamed Bazoum et la suspension de toutes les institutions de la VIIe République et demande « aux partenaires extérieurs de ne pas s’ingérer ». L’incertitude autour des évènements de la journée du 26 juillet, notamment quant aux divers positionnements au sein des Forces armées nigériennes (FAN), a amené plusieurs observateurs à parler de « coup d’État dans le coup d’État » – ce qui expliquerait le ralliement rapide d’autres factions des FAN. L’adhésion du général Salifou Mody, ancien chef d’état-major limogé par Mohamed Bazoum en mars dernier et qui serait apprécié par les troupes, aurait été déterminante pour le ralliement de l’état-major au CNSP.
Les réactions internationales furent rapides, comprenant des appels à restaurer immédiatement l’ordre constitutionnel et à rendre le pouvoir au président démocratiquement élu, ainsi qu’à la suspension de l’aide au développement. La situation a eu des répercussions significatives dans la sous-région, y compris au sein de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), accentuant la division créée par le retour des régimes militaires. Sous la direction du Nigérian Bola Tinubu, nouvellement désigné président en exercice de la conférence des chefs d’État, la Cédéao a réagi en conformité avec les priorités de son président et demandé la restauration de la démocratie, rappelant qu’aucun coup d’État ne serait plus toléré. Lors d’un sommet extraordinaire, le 30 juillet, la conférence des chefs d’État a décidé des sanctions économiques et financières et menacé d’intervenir militairement si le président renversé n’était pas rétabli dans les sept jours suivant l’ultimatum. Le Mali, le Burkina Faso, la Guinée, le Cap-Vert et le Togo ont rejeté cette position. Les deux premiers sont allés jusqu’à annoncer que toute intervention militaire contre le Niger serait considérée comme une attaque contre leur propre territoire et entraînerait une réponse militaire. Ce front militaire uni s’est concrétisé par la création de l’Alliance des États du Sahel (AES), le 16 septembre 2023, visant à établir une défense collective. Si le coup d’État au Niger a porté à leur paroxysme les divisions au sein de la Cédéao, la persistance de cette fracture semble étroitement liée à l’engagement de la communauté ouest-africaine dans la résolution de la crise.
Cet article postule que la prise de pouvoir armée opérée par les FAN s’inscrit d’abord dans une longue histoire d’interventionnisme militaire dans la sphère politique au Niger. Toutefois, loin de répondre à une logique de régulation des blocages politiques, le récent coup d’État confirme une dynamique de militarisation du politique observée dans toute la région, une avancée du pouvoir kaki. Ensuite, il s’inscrit dans l’étude des coups d’État en Afrique et insiste notamment sur l’entrecroisement des dynamiques nationales et internationales, notamment sur la mobilisation du « paradigme du joug » pour désigner des ennemis, en l’occurrence la France et la Cédéao, par la rue comme par les artisans du putsch. Comprendre l’action des officiers nigériens sous l’angle de la « perpétuation de la domination des aînés sociaux sur les cadets sociaux » paraît ainsi insuffisant. De ce point de vue, ce texte propose une recontextualisation de l’analyse et de ses catégories dans les conditions politiques et sociales qui prévalent aujourd’hui dans le Sahel central. La désignation du « djihadisme » transnational comme principal ennemi, y compris par les acteurs internationaux, masque une crise plus profonde où salafisme politique, reproduction de l’élitisme intérieur et putschs en cascade entretiennent un « gouvernement dans la violence ». De même, l’élan populaire, spontané ou suscité, qui accompagne ces renversements de régime, ne traduit pas qu’un avènement démocratique du peuple contestant ses élites. Il interroge aussi sur le rôle des interventions étrangères (aide au développement, opérations militaires) et sur leur critique décoloniale. Comme récemment discuté à l’occasion d’un débat sur la Françafrique publié par Politique africaine, la contestation des interventions étrangères est également exploitée pour entretenir « l’optimisme dominant » vis-à-vis des bienfaits d’une rupture avec l’Occident vassalique – et légitime aussi, pour des « régimes à direction militaire », des stratégies d’extraversion alternatives.
Cet article se fonde sur des témoignages directs et des entretiens menés par l’autrice à Niamey, Paris et Dakar ainsi que par téléphone. Conduits depuis le cabinet de la présidence jusque dans la rue, ces entretiens se sont déroulés dans le cadre d’un travail d’expertise sur les accords de paix intercommunautaires en juillet 2023 et poursuivis par téléphone jusqu’en décembre 2023. Ils s’associent à la réflexion d’un chercheur de l’Université libre de Bruxelles et proposent une analyse croisée qui revient sur les événements des derniers mois en analysant les facteurs internes et externes ayant contribué à la prise du pouvoir par l’armée et à la destitution du premier président nigérien issu d’une alternance démocratique. Il examine la persistance des crises sécuritaires et socio-économiques dans le pays, la nature politique de la transition et les implications du coup de force nigérien dans un contexte de « fatigue démocratique ». Entre insurrection « djihadiste », conflits en apparence communautaires et émergence d’une « ceinture de coups d’État » de la Guinée jusqu’au Soudan, l’on assiste au renversement de dirigeants élus et à l’instauration de régimes militaires. De plus, amorcée avec le retrait du Mali des forces françaises de l’opération Barkhane, la reconfiguration du dispositif de « stabilisation » établi en 2013 avait fait du Niger le nouvel épicentre des opérations militaires internationales. Le pays, considéré comme un pôle de stabilité dans une région sahélienne troublée, abrite de nombreuses bases militaires occidentales et joue un rôle clé dans la lutte contre les mouvances armées se réclamant de l’islam et contre l’immigration clandestine vers l’Europe.