Auteurs: ARANTES, Virginie, FABRI, Eric, WANNEAU, Krystel
Année: 2023
Edition: PUG
Collection: Politiques de communication
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Cairn
DOI: 10.3917/pdc.hs02.0147
Pages: 147-176
Résumé:
Dans un contexte de crise écologique où l’attention culturelle et intellectuelle se tourne vers de nouvelles représentations du vivant et des non-humains, l’économiste et philosophe Frédéric Lordon s’est bruyamment insurgé contre les penseurs du vivant qui, en focalisant leur attention sur ces autres manières d’être et leurs spécificités, feraient selon lui le jeu du capital en s’abstenant de le critiquer. En dépit de certains raccourcis et d’omissions notoires, son pamphlet au vitriol intitulé « Pleurnicher le vivant » a le mérite de poser la question des enjeux politiques du tournant du vivant. Que se passe-t-il si l’on prend au sérieux le vivant comme objet de recherche ? Arrive-t-on nécessairement dans une impasse politique comme le prétend Lordon, ou bien ces concepts ouvrent-ils de nouveaux horizons à la pensée critique comme le soutiennent Chopot et Ballaud (2021) ? En deçà de la controverse autour de la stérilité du latourisme et du dialogue entre anciens et nouveaux matérialistes (Guillibert, 2022 ; Damerdji, Pecqueux et Renault, 2022), notre objectif dans cet article est double. Il s’agit dans un premier temps de distinguer les principaux objets conceptuels et débats qui constituent la recherche sur le vivant afin, dans un second temps, de distinguer l’intérêt qu’il y a à investir le vivant comme sujet et/ou objet politique en mettant en exergue les conséquences qu’a ce concept pour la pensée critique contemporaine. Le vivant est-il réellement un concept politiquement ineffectif, ou bien peut-il contribuer à transformer les imaginaires par les décentrements et les mobilisations auxquelles il invite ? En recensant et en s’appuyant sur les travaux de l’anthropologie, de la sociologie, et de la philosophie qui n’ont eu de cesse, ces vingt dernières années, de démontrer à quel point l’ontologie moderne fondée sur la distinction entre nature et culture est devenue un cadre de pensée obsolète, cet article se propose d’explorer les perspectives ouvertes par le « tournant du vivant » (Worms, 2016).
Avant cela, il est utile de prendre le temps de développer ce que nous entendons par le substantif « vivant ». En biologie, les vivants sont des objets historiques situés par leur appartenance à un lieu de la biosphère et une époque précise de l’histoire de la planète (David et Samadi, 2021). Contrairement aux biologistes cependant, les sciences sociales ne s’attachent pas à étudier l’évolution du vivant ni à expliquer le fonctionnement de sa matière organique. Pour celles-ci, le vivant se réfère à un collectif qui, lorsqu’on en reconnaît l’existence, permet de désanthropocentrer le monde des Modernes et de repenser leur interdépendance sociale avec d’autres espèces. Ce geste permet également de reconnaître une voix et des intérêts aux êtres avec lesquels les humains tissent des liens et partagent un espace de vie. Dès lors, cette définition du vivant manifeste un conflit des êtres au sein d’un espace qui n’est plus seulement organisé par et pour les intérêts humains. Pour faire du vivant un objet politique, nous partons du constat que ce dernier pose la reconnaissance d’une réalité hybride, et non plus duale nature-culture, où l’agentivité dont est dotée une multitude d’êtres leur permet de faire territoire sur un lieu où émerge une vie sociale interespèces organisant cet espace. Notre ambition dans les pages qui suivent est de montrer en quoi le tournant ontologique impliqué par la position du « vivant » comme une nouvelle catégorie de la pensée critique invite à la fois à un repositionnement épistémologique des sciences au regard de la « nature » et à une restructuration épistémique de notre rapport politique au monde.
À cette fin, notre réflexion procède en deux temps. Dans la première partie, nous cherchons à clarifier la manière dont l’émergence du concept de « vivant » constitue précisément un prolongement des mises en question de l’anthropologie et de l’ontologie des Modernes (Latour, 2012a). En nous appuyant sur une revue non exhaustive des nombreux travaux qui pensent à partir de l’abandon de la division nature-culture, nous proposons un cadre théorique qui compose l’émergence du vivant comme concept qui se construit autour de trois axes qui sont autant de débats : l’agentivité, le lieu et l’hybridité. Cette première partie en forme d’état de l’art a pour ambition de provisoirement cartographier les principaux travaux sur le vivant et de les faire dialoguer parfois de manière inédite par une analyse interdisciplinaire. Dans la seconde partie, nous portons notre attention sur les conséquences du tournant du vivant pour le rapport des humains au vivant, les pratiques scientifiques et leurs réflexivités, ainsi que les inflexions que ce tournant impose aux luttes émancipatrices.