Auteurs: MAA, Anissa
Année: 2023
Edition: Université de Poitiers
Collection: Revue européenne des migrations internationales
Lien:
Cairn
Pages: 79-100
Résumé:
Le concept d’« industrie de la migration » — initialement élaboré par Hernández-León (2013) à partir du cas de la frontière États-Unis/Mexique — souligne le rôle d’une diversité d’acteurs non étatiques dans le façonnement des itinéraires migratoires, ainsi que leur concurrence pour la captation des ressources d’une économie de la circulation lucrative. D’abord centré sur les transporteurs et autres facilitateurs de la mobilité, le concept inclut aujourd’hui des acteurs dont les activités oscillent plus largement entre l’assistance aux migrants et leur contrôle, et dont les formes de rétribution ne sont pas exclusivement matérielles, mais également symboliques et morales (Gammeltoft-Hansen et Nyberg Sørensen, 2013). Tandis que l’industrie de la migration intègre une diversité d’intermédiaires (Groutsis et al., 2015), les acteurs issus des communautés migrantes sont pour leur part presque exclusivement appréhendés comme des facilitateurs de la mobilité de leurs pairs (Schapendonk et al., 2020). Aux côtés des (potentiels) migrants, on trouve par exemple des transporteurs criminalisés assurant la traversée illégale des frontières (Brachet, 2018), des courtiers simplifiant les démarches administratives du voyage (Alpes, 2013), mais aussi des interprètes facilitant l’accès au droit de leurs compatriotes (Pian, 2017) ou des immigrés accueillant les nouveaux arrivants dans les pays de destination (Wissink et al., 2020).
Pourtant, le rôle de cette figure « endogène » de l’intermédiation tend à se complexifier, en même temps que le contrôle des frontières s’oriente vers des pratiques de dissuasion contre la migration irrégulière. En particulier dans les pays dits d’origine et de transit aux frontières externes de l’Union européenne (UE), des campagnes de sensibilisation ou des formes plus discrètes de diffusion d’information sont mises en œuvre afin de favoriser l’émergence d’une « culture de l’immobilité » (Pécoud, 2010) encourageant les (potentiels) migrants à rester dans leur pays d’origine ou à y rentrer par le biais des retours volontaires de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) (Maâ et al., 2023b). De manière croissante, ces initiatives emploient des messagers appartenant aux mêmes communautés que les migrants dans l’objectif de légitimer un discours antimigratoire. Cette stratégie d’information par les pairs (« peer-to-peer information ») repose sur le principe que la position endogène et l’influence des messagers au sein des communautés ciblées, favorise l’établissement d’une relation de confiance et contribue, par conséquent, à une diffusion et une incorporation, plus efficaces du message (Maâ et al., 2023a). Ainsi, d’après une publication de l’OIM de 2020, les « mobilisateurs communautaires » (« community mobilizers ») se caractérisent par :
« […] leur habilité à travailler directement avec les membres des communautés, dans une langue qu’ils comprennent. En tant que pairs, membres de la communauté ou migrants eux-mêmes, ces volontaires peuvent entrer en contact avec différents acteurs du paysage de la migration […] de la manière la plus adaptée culturellement, et en instaurant un climat de confiance.»
Selon l’OIM, les intermédiaires pairs facilitent la diffusion d’un discours antimigratoire parce qu’ils partagent une culture, une langue ou une expérience migratoire commune avec leur public cible. S’il semble séduisant au premier abord, ce postulat peut être interrogé à plusieurs égards. Premièrement, la parité (« peerness ») des messagers vis-à-vis de leur audience doit être relativisée. En effet, les stratégies d’information par les pairs reposent sur une opération préalable de catégorisation qui reflète plus les priorités d’action et les représentations de leurs promoteurs — l’OIM et l’UE en particulier — à propos des intermédiaires et de leur audience, qu’elle ne correspond à des réalités sociales qui demeurent complexes. Dans ce cadre, la sélection des messagers et de leur public peut faire écho au « biais colonial » à partir duquel les institutions en charge du contrôle migratoire se réfèrent — même implicitement — à des « catégories visant à classer des réalités perçues […] comme culturellement et socialement signifiantes comme l’“ethnie” ou la “race” » (Glasman, 2010 : 61). Deuxièmement, la proximité éventuelle des messagers vis-à-vis des (potentiels) migrants peut avoir des effets contrastés. En effet, l’appartenance des intermédiaires aux communautés ciblées n’est pas forcément synonyme de l’existence d’une relation de confiance, puisque des concurrences ou mésententes peuvent exister au sein d’un même groupe social. En outre, même dans le cas de l’existence d’une relation de confiance, l’engagement des intermédiaires contre la migration de leurs pairs peut se voir contredit par le fait qu’ils aspirent eux-mêmes à la mobilité (Rodriguez, 2019). Enfin, la proximité des intermédiaires avec leur audience peut favoriser les abus de pouvoir (Lawrance et al., 2006), ou tout du moins l’émergence de pratiques partiales ou clientélistes (Pian, 2017).
Nécessaire aux acteurs de la gouvernance internationale des migrations, mais susceptible de contrarier leurs objectifs antimigratoires, l’intervention des intermédiaires pairs doit donc être encadrée. Il convient dès lors de s’intéresser aux tensions, contradictions et effets contrastés de l’intermédiation par les pairs dans le contrôle migratoire, et de mettre en lumière les héritages coloniaux qui la sous-tendent. Selon quels critères et quelles rationalités les intermédiaires pairs sont-ils sélectionnés ? Dans quelle mesure sont-ils « semblables » à leur public cible ? Et quels sont les effets de cette proximité présumée sur la structuration des communautés migrantes et sur la mise en œuvre du contrôle migratoire ? Pour répondre à ces interrogations, cet article s’intéresse aux retours volontaires de l’OIM depuis le Maroc, lesquels sont principalement destinés à des migrants originaires d’Afrique de l’Ouest et centrale (Cf. Encadré 1).